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La flotte de Napoléon III - Documents
Témoignages
Voyage de la frégate Isis à Tahiti (avril-novembre 1860 (CF Lapierre)
Au mois d'avril dernier, la frégate à voiles l'Isis avait été chargée, sous le commandement du capitaine de frégate Lapierre, de conduire à
Taïti trois cent dix-huit soldats de marine destinés à renouveler la garnison de cette colonie. L'Isis a accompli sa mission avec le plus grand
succès; partie de Brest le 19 avril, elle rentrait dans ce port le 16 novembre suivant, après avoir parcouru dix mille lieues marines en six mois
et vingt-sept jours, dont dix-neuf jours de relâche. C'est la plus rapide traversée qui ait jamais été faite à la voile. Le rapport du capitaine
Lapierre contient sur cette navigation quelques détails qu'on ne lira pas sans intérêt Le 19 avril 1860, j'embarquai les trois cent dix-huit
passagers que je devais conduire à Taiti; mes dispositions étaient prises de manière à pouvoir le même jour faire dîner tous mes passagers
aux tables. Toute latitude m'ayant été laissée pour faire route une fois mes passagers installés, je crus devoir ne pas perdre une minute
devant le bon vent du nord-est qui régnait, je levai l'ancre le jour même et pris la haute mer.
Pour assurer ma navigation, j'allai reconnaître Madère le 7 avril ; mes montres m'y conduisirent exactement. Ce même jour, à deux du soir,
par 33° 22' de latitude nord et 19" l'de longitude ouest, nous passâmes à cent mètres d'un plateau jaune pouvant avoir trois cents mètres de
diamètre; nous le vîmes tous distinctement et nous acquîmes la conviction qu'il était recouvert de fort peu d'eau. Le mouvement de la mer
l'indiquait assez, et si mon navire eût été dans d'autres conditions, j'eusse envoyé un canot sonder en cet endroit ; mais dans la crainte d'un
accident, je continuai ma route. Le 26 mai, à quatre heures et demie du soir, je mouillai à Rio.Janeiro; m'étant informé que l'état sanitaire de
cette place était bon, je me décidai à y renouveler mes provisions d'eau et à y compléter mes vivres.
Parti de Rio le 30 au matin, ma navigation jusqu'à Taïti, sans relâche, s'est accomplie avec tous les accidents de mer des parages que j'eus à
fréquenter et de la saison dans laquelle nous étions.
Guidé par les instructions nautiques de Maury, je fis mon possible pour passer à quatre-vingts ou cent milles de la côte de Patagonie, mais
un coup de vent violent du sud-ouest qui fut tempête pendant quelques heures, me mit au large plus que je ne le désirais; profitant de
toutes les circonstances pour continuer ma route à l'ouest, je passai entre les Malouines et la terre des États. Je doublais le cap Horn le 21
juin ; jamais plus beau jour ne fut donné à un navigateur. Le soir à minuit j'étais à quatre milles au sud de Diégo-Ramirez. Je trouvai là un
navire allant h l'ouest et un grand vapeur se dirigeant à l'est. Favorisé par un vent d'est frais je fus vite rendu au méridien du cap Pilard; à
partir de cette position j'eus éternellement le vent debout, excepté dans deux affreuses bourrasques du sud-ouest qui me firent fuir
quelques heures sous la misaine.
Toujours en louvoyant, je remontai vers l'équateur, en ayant constamment deux et trois ris dans les huniers; je continuai ainsi jusqu'au
parallèle de 30", faisant de l'ouest et du nord autant que possible, je ne rencontrai les alizés du sud-est que vers le 22° de latitude sud. Le 29
juillet, je reconnus la première île des Pomotous, Honden ; je traversai cet archipel par le milieu en montrant le pavillon de la France dans
quatorze îles différentes, et enfin le 4 août à dix heures et demie du matin, cent sept jours après mon départ de France, dont quatre jours de
relâche, je mouillai à Taïti. Jamais on n'avait vu dans cette colonie un navire ayant fait une aussi prompte traversée. Avec cette frégate, j'ai
rencontré de quarante à cinquante navires faisant route comme moi il ne m'est pas arrivé de trouver son égal en vitesse: tout navire vu
devant à l'horizon, le matin, était perdu de vue derrière avant deux heures de l'après-midi.
En passant au milieu de l'archipel des Pomotous, j'eus lieu de reconnaître que la position de toutes ces îles est indiquée sur les cartes de huit
à dix minutes de trop à l'ouest. Je crois d'autant plus en la justesse de cette observation qu'ayant trois montres à bord, elles nous mirent
mathématiquement à tous nos points d'atterrissage.
Une heure après mon mouillage à Taïti, je débarquai toutes mes troupes, heureux de n'avoir pas perdu un seul homme pendant la traversée,
n'ayant pas un seul soldat malade, tous descendant avec le sac au dos. Aussitôt débarquées, les troupes furent passées en revue par M. le
gouverneur; leur tenue était aussi parfaite qu'un jour de dimanche à la parade, rien ne manquait.
Dès le lendemain de mon arrivée, ayant mis à terre mon chargement, je fis essayer ma mâture de rechange, et commencer toutes les
réparations nécessaires pour effectuer mon retour dans le plus bref délai possible.
A la sollicitation de M. le gouverneur, je restai à Taïti jusqu'au 19 août, pour célébrer à ce mouillage la fête de l'Empereur. Dans le but de
rendre cette cérémonie plus solennelle, je fis débarquer tout mon équipage ne conservant à bord que les hommes nécessaires pour le salut
d'usage. Avec mon état-major, je fis cortège au gouverneur pour la revue et le Te Deum; le soir, nous assistions tous à un bal offert par lui à
la société taïtienne, aux chefs et cheffesses de tous les districts. Un souper splendide, précédé d'un feu d'artifice, fut servi à minuit.
Le lendemain de la fête de l'Empereur, l'évêque, monseigneur d'Axiéri, vint célébrer la messe à bord la frégate était digne d'une cérémonie
aussi imposante; j'invitai à y assister tous les catholiques du pays, ce qui produisit un très bon effet sur tout le monde.
J'ai trouvé au mouillage de Taïti la corvette anglaise la Calypso, commodore Montrésor. Ce navire faisait de grandes réparations, en
s'abattant en carène sur les deux bords. J'échangeai avec ce commodore les visites d'usage et je trouvai en lui toute la courtoisie britannique
quand je le prévins de la fête de l'Empereur.
Le 19 août, à six heures et demie du matin, je quittai la rade de Taïti; quatre jours après je reconnaissais Toubouaï, passant à six milles de
cette île dont la position me semble très exacte sur la carte ; je n'ai trouvé qu'une différence de 2' pour les relèvements du sommet de l'île.
Guidé par les instructions de Maury, me trouvant le 1" septembre au point où était, à une époque antérieure, le navire qui a fait la plus belle
traversée connue (le fameux Sovereign of the Seas), je voulus primer ce navire dans mon voyage. Le 15 septembre, vingt-sept jours après
mon départ de Taïti, je me trouvais nord et sud de Diégo-Ramirez mes montres me mettaient à la minute. Dans cette course de vingt-sept
jours, j'avais gagné un jour sur le voyage du navire américain, cité comme unique par Maury.
Le lendemain du passage du cap Horn, étant en vue de la terre des États, par 55° 17' de latitude sud et 65° 23' de longitude ouest, je
rencontrai une grande île de glace ; elle fut visible du gaillard d'avant à midi et je fis vingt et un milles avant de l'avoir à la perpendiculaire de
ma route, à une distance d'un mille. L'élévation de cet île pouvait être de cinquante à soixante mètres, son contour de un à deux milles ; je
joins à mon rapport le dessin qui en fut fait par M. Labastie, élève volontaire.
Continuant ma navigation active, ne perdant pas une minute, ni de jour ni de nuit, ayant la même route à faire que le Sovereign of the Seas
jusqu'à l'équateur, je parvins à ce but trois jours avant lui, ayant exactement cinquante jours de mer, et je coupai l'équateur par 33° 40'
ouest.
Ma navigation fut bonne jusqu'à ce point, mais à partir de ce moment je ne trouvai plus les vents promis par les cartes de Maury; je fus long
à rencontrer les brises dominantes de l'ouest par 45° de latitude nord et je fus conduit jusqu'au 48° de longitude.
Je suis persuadé qu'un capitaine qui suivra exactement les instructions de Maury fera une belle traversée quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent,
et si dans mon voyage d'aller à Taïti, j'avais été pénétré de ses instructions, comme je l'étais au retour, j'ai la conviction intime que j'aurais
pu gagner dix jours dans cette course de cinq mille lieues marines. Je déclare donc que si l'Isis est allée à Taïti en cent trois jours et en est
revenue un quatre-vingt-huit jours, ayant ainsi parcouru dix mille lieues marines en cent quatre-vingt-onze jours, le mérite en revient à la
connaissance profonde que je parvins à posséder des instructions nautiques. Aussi, quoique n'ayant eu à commander qu'un navire-
transport, je crois pouvoir néanmoins, après cette longue navigation, apporter quelques éléments nouveaux à cet admirable ouvrage.
1° J'avais fait installer un baromètre et un thermomètre sur le pont, et tous les jours, on prenait des observations rigoureuses y compris celle
de la température des eaux. C'est vainement qu'en faisant ce travail j'ai cherché à trouver la grande différence de température signalée aux
navigateurs par Maury, entre les parallèles 47° et 49° de latitude sud et les longitudes de 125° à 140° ouest.
2° Ayant remarqué combien nos cartes manquaient de variations, surtout dans l'hémisphère sud, j'ai pris chaque jour, matin et soir, toutes
les fois que cela m'a été possible, des azimuts et des amplitudes.
3° Je maintenais constamment des hommes en vigie, non seulement pour signaler les navires, mais aussi pour voir les baleines que nous
pourrions rencontrer sur notre route. J'ai pris note avec soin de semblables rencontres, en marquant le point.
4° Chaque jour une bouteille d'eau a été prise et étiquetée avec la latitude et la longitude; je les tiens à la disposition des savants de
l'Institut qui regrettent, comme le dit Maury dans son ouvrage, de ne pas avoir encore trouvé d'officier qui ait rendu ce service.
5° M. Delaronce, officier chargé de tenir le journal météorologique arrêté dans la conférence de Bruxelles, y a joint des observations
sérieuses sur les courants de la mer, observations d'autant plus sérieuses que cet officier s'occupe depuis longtemps de cette question et
qu'il est l'auteur de quelques instruments destinés à faire connaître la force et la direction des courants, suivant les profondeurs. Pendant le
voyage, j'ai employé quelquefois son indicateur des courants à la surface des eaux et j'ai eu lieu de reconnaître qu'il en donnait bien la
direction. De toutes mes observations particulières j'ai formé un journal qui contient des colonnes spéciales faisant connaître les milles au
loch et les milles sur la carte; il est calqué sur les tableaux de Maury.
Mesures hygiéniques. En quittant la France, j'avais trois cent dix-huit passagers, et je fus frappé de l'air rachitique, de la pauvreté
d'apparence qu'avaient tous les soldats à l'inspection que je passai le quatrième jour après le départ. Je pris en conséquence les mesures
hygiéniques suivantes qui furent observées du jour du départ au jour du retour à Brest:
1) Je fis établir un hôpital pour tes hommes attaqués de la petite vérole, maladie qui se déclara à bord dix-neuf jours après le départ et n'eut
sa fin qu'en approchant des Malouines nous avions eu vingt-deux cas sérieux.
2) Tous les jours les cinq cent quarante hommes de bord prenaient un bain d'eau de mer dans des baignoires installées sous le gaillard
d'avant. Je maintins cette mesure le plus longtemps possible suivant la climature où nous étions; elle fut rigoureusement appliquée jusqu'au
retour.
3) Le linge était lavé deux fois par semaine, les hamacs tous les dix jours.
4) Tous les mardis et vendredis, les couvertures, hamacs et matelas étaient mis dans les haubans, battus et exposés ainsi jusqu'à onze heures
du matin.
5) En traversant les mauvais parages, je faisais coucher les hommes dans l'après-midi j'obtins par cette mesure un résultat unique pendant la
campagne, je n'eus pas à constater un seul cas de rhume.
6) Sous la climature chaude, la tenue de jour était en blanc, mais au coucher du soleil, tout le monde prenait la tenue de drap bleu, le drap
gris par-dessus; cette tenue de nuit était rigoureuse, on en passait l'inspection au poste de combat, la nuit, à tous les changements de
quarts. Cette mesure a été si bonne que pas un homme n'a été atteint de maux d'entrailles aussi ai-je la conviction profonde que le jour où
les marins n'auront plus que la tenue de drap, la mortalité diminuera considérablement. Par des mesures semblables, je ne perdis aucun
homme dans le commandement de ma canonnière en Crimée, et pourtant j'y passai un hiver entier.
7) Je défendis de ne jamais laver le faux pont.
8) La batterie, quoique maintenue toujours très-propre, n'était lavée que tous les deux jours, et rarement dans les mauvais parages du cap
Horn. Je fis mon possible pour la tenir sèche dans les mauvaises mers, en ayant soin de faire poser des filets d'étoupe à tous les sabords.
9) Entre les tropiques, pendant la nuit, je maintins les sabords du vent ouverts en ardoise, afin d'obtenir un air pur.
10) Pendant tout le temps du voyage, je prescris de n'ouvrir que les sabords sous le vent, au moment du branle-bas du matin.
11) Je fis disposer une des couvertures des soldats pour servir de manteau dans les mauvais temps, la petite veste et la vareuse ne suffisant
pas dans un passage aussi affreux que celui du cap Horn. La seconde couverture des soldats restait dans les hamacs.
12) Tous les malins à neuf heures, la moitié des hommes prenait le jus de citron nous n'eûmes pas un scorbutique.
13) Dans les mauvais parages, je fis donner la nuit une demi-ration d'eau-de-vie à tout le monde.
14) Tout en suivant les prescriptions réglementaires sur les vivres à distribuer journellement aux hommes, j'y apportai quelques
modifications en donnant plusieurs jours de suite des vivres en daubages; je variai ainsi le régime alimentaire.
Récréations. Mes instructions me recommandaient de donner des distractions à tous mes passagers; je fis mon possible pour y réussir et je
crois y être parvenu.
1) Dès le début de la campagne un théâtre, d'abord assez médiocre, fut installé, et la première représentation tint tout le monde jusqu'à
onze heures du soir.
2° Tous les jeudis et dimanches, on dansait à bord ; à cet effet, j'avais acheté un bignou à Brest ; plusieurs officiers et élèves voulurent bien
participer à cette récréation en jouant de quelques instruments. Sur tout navire qui porte des troupes aux colonies lointaines, on devrait
embarquer un orgue, faible dépense, qui, en amusant le soldat, l'empêcherait de trop penser au pays qu'il quitte.
3° J'instituai à bord des assauts d'armes, des tirs à la cible; on donnait au vainqueur un coq, ou un pâté de foies gras, ou une bouteille de
Bordeaux. Les tireurs étaient en égal nombre chez les matelots et chez les soldats il y eut toujours égalité d'adresse entre les deux corps.
Quelquefois je distribuais un certain nombre de cartouches pour tirer sur les oiseaux de mer.
4° J'organisai des loteries ayant un but utile en même temps qu'agréable. Le prix du billet, quoique minime (cinq centimes d'abord, dix
centimes ensuite), permit d'amasser une somme de soixante-quinze francs qui fut donnée à une bonne mère de famille, femme d'un
quartier-maître de manœuvre, établie depuis longtemps à Taïti. D'autres loteries furent seulement amusantes, les lots étaient fournis par
l'état-major du bâtiment et les officiers passagers.
En résumé, ma campagne a été bonne sous tous les rapports j'ai vu mon navire bien tenu, mes hommes heureux et joyeux, aimant le navire,
mes passagers ne faisant jamais une réclamation et ne quittant le bord qu'avec regret.
Maury cite comme très remarquable la navigation du “Sword fish” qui fit l'équivalent du tour du monde en dix mois et dix jours (dont
trente-cinq jours dans le port). La frégate l'Isis a fait mieux que cela : elle a parcouru dix mille lieues marines en six mois et vingt-sept jours,
dont dix-neuf jours de relâche.
J'étais à cent trente lieues de Brest, avec la frégate, soixante-huit jours après mon départ de Taïti mais depuis ce temps j'éprouvai vingt jours
de tempêtes constantes du sud-sud-est au nord par l'est. Enfin, deux jours avant mon arrivée j'eus une véritable tempête du sud-ouest.
Le capitaine de frégate W. LAPIERRE.