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La flotte de Napoléon III - Documents
Témoignages Charles-Henri Bonnescuelle de Lespinois (3)
… SUITE 2 (Charles-Henri de Lespinois) Le fait est que ce brave garçon s’est si bien débrouillé, qu’à l’heure qu’il est il a un fils qui est millionnaire. Il est vrai que je ne le suis pas, système des compensations ! On nous envoyait de temps à autre sur le fleuve en amont de Saigon, à environ trente cinq milles au nord de cette ville dans un point ou était un gros village annamite et un fort ou il y avait une garnison d’infanterie de marine. Ce village s’appelait Phu yen mott, les environs étaient infestés de tigres, et il n’était pas rare le soir, à la tombée de la nuit, d’entendre tout à coup dans le village, un grand cri suivi d’un charivari formidable. C’était un tigre qui venait de surprendre un habitant sur le pas de sa porte, l’avait assommé d’un coup de patte et l’emportait. Aussitôt tout le village, hommes, enfants, femmes, armés de torches, se mettait à la poursuite de l’animal et quelque fois parvenait à lui faire lâcher sa proie qu’ils rapportaient pour lui donner la sépulture. On en prenait de temps en à autre, dans de grandes fosses très profondes dissimulées sous des branches légères garnies de gazon et de feuillage sur lesquelles on avait fixé un jeune chien ou volatile quelconque. Ce pays était plus sain que le district de Saigon, car il était, pour ainsi dire, le point de départ du delta du fleuve, à cause de l’altitude du terrain et des collines couvertes d’une futaie magnifique sous laquelle erraient les tigres, les panthères, les ours, les cerfs, les paons, les coqs et les poules cochinchinois qui ressemblent, à l’état sauvage, à des petites autruches, et ou le soir, l’on voit voltiger, d’un arbre à l’autre, les roussettes, ces immenses chauve-souris qui ont plus d’un mètre d’envergure. De temps à autre, on entendait des appels aux armes, des détonations sourdes, c’étaient des partisans ennemis qui étaient établis à Bien Hoa, et dans les environs, et qui venaient chercher à razzier les populations chrétiennes qui étaient sous notre protection. Le commandant envoyait des compagnies de débarquement du du Chayla et des canonnières qui étaient avec nous, et qui étaient chargées de la police du fleuve jusqu’à une distance d’une cinquantaine de milles au nord. On faisait la poursuite de ces gens là, une guerre de partisans, on en tuait ou blessait toujours quelques uns ; mais ils se dérobaient et couraient comme des lapins effarouchés. Un jour, on en prit un, homme de grande taille, à figure énergique, qui était caporal. Il avait reçu une balle conique à la partie inférieure de la jambe, et les deux os, tibia et péroné, étaient brisés. Malgré cette affreuse blessure, il se sauvait assez vite, et était parvenu à se faufiler dans des broussailles, dont il fut assez difficile de le débusquer quand on l’eut retrouvé. On lui demanda, à l’aide de l’interprète, pourquoi il avait tant peur de tomber entre nos mains, et il donna pour raison que les mandarins leur avait dit que nous faisions mourir les prisonniers dans les tortures, et que nous les mangions après. On me fit appeler au fort pour l’examiner et comme l’amputation était absolument nécessaire, je retournai à bord chercher tout ce qui était nécessaire, ainsi que mon second chirurgien auxiliaire. (il s’appelait Teulière, actuellement il exerce la médecine à Tarascon dans l’Ariège). Quand le blessé vit qu’on allait lui couper la jambe, il chercha s’échapper, et il ne resta tranquille et ne se soumit à l’opération que lorsque l’interprète, sous le serment solennel des Annamites, lui eut juré que les Français avaient un remède qui empêchait de souffrir, et que pendant qu’on faisait l’opération, on était dans le septième ciel de Bouddha. Il se laissa faire, je l’endormis, je l’amputais au dessous du genou et je le pansais, tout cela assez lentement pour qu’il put croire, quand il revint à lui, que rien ne s’était passé. L’interprète me le dit, et alors je dis à un matelot qui était de lui montrer sa jambe. Alors il me regarda en ouvrant de grands yeux et en lançant à plusieurs reprises l’interjection, chah ! chah ! chah ! Il me prit la main et la baisa. Ce pauvre homme n’eut pas un moment de fièvre, pas même la fièvre traumatique. Il guérit comme par enchantement, et comme nous repartions à cette époque pour redescendre à Saigon, je recommandais à mon collègue qui me remplaçait de lui faire confectionner une jambe en bois. En ce moment, le nouveau gouverneur, l’amiral Bonnard réunissait à Saigon tous les navires et principalement toutes les grandes canonnières, ainsi que les troupes de terre, chasseurs à pied, espagnols, infanterie de marine, et les compagnies de fusiliers matelots, pour attaquer les forts et la citadelle de Bien Hoa, d’où les mandarins envoyaient constamment des troupes irrégulières pour harceler et inquiéter les villages soumis à notre influence. Le du Chayla commandait en chef la flottille et les troupes qui devaient agir à terre en opérant un grand mouvement tournant. Le 15 Décembre 1861, la flottille commença le feu à 8 heures du matin contre les forts qui commandaient les abords de la ville et de la citadelle de Bien Hoa. Ces forts étaient situés à cinq milles en aval de la ville et répondirent par un feu bien nourri à notre canonnade Ils tinrent bon jusqu’à 11 heures, mais à ce moment les défenseurs des forts entendant derrière eux les fanfares des chasseurs à pied, et craignant d’être pris entre deux feux, abandonnèrent tout et se faufilant dans les broussailles, regagnèrent la ville à travers champs et dans des endroits ou il était impossible de les poursuivre. Alors il arriva une chose affreuse, le lendemain on vit s’élever au dessus de la ville une fumée noire intense, et on entendit des cris, une rumeur formidable ; Il y avait, enfermés dans les paillotes environ trois
cents indigènes chrétiens. Les mandarins firent entourer ces paillotes par un double cordon de sentinelles et mettre le feu à ces abris qui se mirent à flamber comme des allumettes. Les malheureux qui cherchaient à sortir de cette fournaise y étaient rejetés à coup de lance. Ils y furent tous consumés, et l’odeur de ces malheureux brûlés vifs, non seulement fut perçue par nous qui étions à six milles de la ville, mais encore par les habitants de Saigon !! L’amiral gouverneur arriva sur ces entrefaites avec une canonnière qui alla jusque sous les murs de la ville. Elle lança un obus qui traversa le rempart et alla éclater juste dans la poudrière qui sauta en l’air. Ce fut alors une panique formidable parmi toutes ces troupes qui entraînant leurs mandarins avec elles, se sauvèrent bien loin et je crois qu’ils firent bien, car l’amiral était décidé à faire payer cher, surtout aux mandarins, l’acte de cruauté dont ils venaient de se rendre coupables. Et on mit une bonne garnison dans la citadelle, et tout le corps expéditionnaire rentra à Saigon. Quelques jours après, je me promenai un matin, sur la place du marché qui était très animée et très curieuse à voir, lorsque je me senti saisir et embrasser la main ; je me retournai et je reconnus mon amputé de Phu-yen-Mott qui, comme Bélisaire, avec une écuelle de bois, sollicitait la charité publique, je m’empressai de mettre dans son écuelle un quart de piastre et je le saluai de la main. Je le vis alors de loin, pérorant au centre d’un grand rassemblement d’indigènes il racontait probablement son épopée, et les rapports qu’il avait eus avec moi. On dit, et je crois, avec raison, qu’une action, louable porte ses fruits… Le soir même, nous étions allés voir un lieutenant de vaisseau de nos amis, (Vial, aujourd’hui capitaine de vaisseau en retraite) qui était capitaine du port de commerce, Il y avait dans son immense chambre une épinette, dans ce moment étaient en visite également chez lui le señor de Palanca y Guttierez, colonel général des troupes espagnoles et plusieurs officiers de ces troupes. On se mit à chanter, et comme j’avais de la voix, on me pria de chanter quelque chose. Je me suis mis au piano, et j’eus l’inspiration, pour plaire aux Espagnols de chanter une seguedilla Espagnole que j’avais appris, dans le temps, à St Jean de Porto-Rico dans les Antilles. Ces messieurs furent enchantés, le colonel qui était un gentleman très bien, me fit beaucoup de politesses et, ou même temps, me demanda si je voudrais me charger du service médical des Espagnols, attendu qu’eux, n’ayant pas de médecin, c’était un docteur Français qui les soignait. Le chirurgien de première classe qui faisait ce service était reparti pour la France, et il me déclara qu’il serait très désireux de me voir lui succéder, Je lui répondis que je ne pouvais le faire sans l’autorisation de mon commandant. Alors il lui fit une visite à mon commandant le Bris qui lui assura que pourvu que le service du bord n’en souffrit pas, il m’autorisait parfaitement à faire celui des Espagnols et je le fis pendant tout mon séjour en Cochinchine, ce qui m’a valu la croix d’Isabelle la catholique. 1862 25 avril Après avoir assisté à la conquête de la Cochinchine, je revins en France, désarmer le du Chayla à Lorient. En arrivant, j’appris la mort de mon excellent père ; et j’éprouvais tout ce qu’on peut souffrir en perdant son ami le plus cher et le plus dévoué. Je crois n’avoir payé que bien faiblement un tribu mérité en faisant ressortir au commencement de ce récit, toutes les qualités maîtresses qui caractérisent un homme de bien et qui était son apanage. Ce n’est que trop tard hélas ! Qu’on sait apprécier des hommes pareils ; aussi je pense actuellement toujours à lui, et plus je me fais vieux, mieux je sens tout ce que je dois à sa sollicitude et à son dévouement pour ses enfants. Est-il besoin de dire que les déceptions, les chagrins de toute espèce ont été la récompense de tant de vertus… et les philosophes de la plus haute antiquité, auraient-ils formulé une vérité profonde, en établissant que le mal est nécessaire à l’homme comme l’eau glacée l’est à l’acier, pour le retremper et lui préparer les récompenses de la vie future !!! 1865 Après avoir passé mes examens de doctorat à la faculté de Montpellier, je reçus l’année suivante la décoration de la légion d’honneur, le 15 Août 1865, après vingt trois ans de services assez pénibles, j’avais huit propositions, j’avais assisté à dix épidémies, fièvre jaune, dysenterie, choléra, typhus etc. Il est vrai que je n’étais pas protégé et c’était le cas de dire mieux vaut tard que jamais 1868 En 1868, obsédé par les plaintes de ma femme qui trouvait que nous ne pouvions plus vivre avec les maigres appointement que je touchais, surtout pour faire face aux dépenses d’éducation de mes deux fils chez les Maristes de la Seyne, je pris le parti de demander ma retraite, en espérant que la médecine civile contribuerait pour beaucoup à améliorer notre condition. J’étais pourtant le premier à passer médecin principal à l’ancienneté !! Je passai le Rubicon. Et Dieu sait le mal que je me suis donné, et les déceptions, les ennuis de toute espèces, les pertes d’argent qui m’ont assailli sur l’autre rive. Jusqu’à l’age de 73 ans, j’ai travaillé comme manœuvre ne le ferait pas, et je n’ai pas pu sauver un liard de tout l’argent que j’ai fait entrer à la maison. …. Mais assez sur ce sujet, car il est fort triste. Actuellement, forcé par ma surdité de renoncer à l’exercice de la médecine, je vis dans le passé, car le présent est peu brillant et l’avenir est dans les mains de l’esprit supérieur. Je me réfugie dans la lecture, et les livres sont des amis qui ne trompent pas toujours, quand on sait bien les choisir. Je m’intéresse à tous les progrès de l’esprit humain, et je suis vraiment heureux quand je puis enregistrer une invention, une découverte profitable à l’humanité, car cela me console des saletés de la politique qui est en ce moment le chancre rongeur de cette nation Française si gaie et si intéressante.